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Dissertation philosophique (4h en Hypokhâgne B/L)
Sujet : L’étonnement n’est-il qu’une faiblesse de jugement ?
Confronté aux multiples questions que soulève l’inconnu, l’homme reste perplexe face aux phénomènes qu’il ne parvient pas à expliquer. Tout au long de son histoire, l’homme est demeuré plein de stupéfaction, quand sa connaissance lui a fait défaut dans sa compréhension du monde. Cette incompréhension donnant lieu à des interprétations irrationnelles, d’emblée le problème de la raison, de la connaissance et plus particulièrement du jugement est posé. Certains objets surprennent notre faculté de juger et de comprendre, de sorte qu’on peut se demander si l’étonnement n’est pas chargée d’une connotation péjorative : la faiblesse du jugement. En outre, il convient de s’interroger sur la définition des termes qui nous sont proposés sans quoi il s’avère impossible d’analyser le rapport du jugement et de l’étonnement. Peut-on réduire l’étonnement à une déficience de notre faculté de connaître et de comprendre ? Quelles sont les autres causes ou explications qu’on peut attribuer à l’étonnement ? Telle qu’elle est posée la question concerne le rapport de l’esprit à l’objet considéré. Elle présuppose que l’étonnement est une faiblesse de jugement et s’interroge sur le fait qu’il se résume ou non qu’à cela. Il nous incombe aussi de nous interroger sur l’authenticité de cette assertion et par ailleurs de dépasser cette implication et d’élucider les autres traits qui caractérise l’étonnement. D’ailleurs, tout travail philosophique commence par le doute ; or le sujet remet en question une définition a priori préconçue. En effet, se peut-il que le jugement présuppose l’étonnement ou a contrario l’étonnement n’implique-t-il pas l’exercice du jugement ? Enfin, on pourra déterminer si, en fait, l’étonnement témoigne d’une « carence » de l’entendement.
L’analyse sémantique peut être d’un très grand secours dans ce cheminement philosophique. Qu’est ce que l’étonnement ? Cette question de fond ouvre des pistes de réflexion tout à fait intéressantes, car l’étonnement est un effet de surprise caractérisé par l’inattendu, l’imprévu. La notion d’étonnement renvoie à celle de stupéfaction qui s’applique à un étonnement profond empêchant toute réaction. Or le mot stupéfaction est proche du mot stupeur. Qui a le double sens d’étonnement profond dû à une vive émotion et d’engourdissement de l’intelligence et de la sensibilité. Celui qui est frappé de stupeur est stupidus (en latin), or ceci signifie stupide. Est stupide quiconque est dépourvue d’intelligence, ce qui pose le problème du jugement. L’étonnement ne serait donc qu’un problème de manque d’intelligence relatif à un objet donné. L’étonnement correspondrait à un déficit de jugement. L’expérience montre que, confronté à des phénomènes a priori incompréhensibles, l’homme a nourri toute sorte de superstition. La superstition témoigne d’une ignorance totale ou partielle des lois qui régissent la nature. C’est par étonnement et crainte infantile que par le passé, et même encore aujourd’hui, les hommes subjuguent leur jugement aux explications irrationnelles. L’appel aux forces irrationnelles présuppose l’étonnement et la suspension du jugement. La préhistoire nous enseigne que les hommes expliquaient la foudre par la colère des dieux, or le jugement explique ce phénomène de façon rationnelle. L’étonnement de ces hommes face à ce phénomène extraordinaire est donc une stupeur, un manque d’intelligence explicative, c’est-à-dire une faiblesse d’esprit, une faiblesse de jugement. On constate ainsi que l’étonnement peut impliquer la suppression de tout esprit critique alors que le jugement est précisément l’exercice de l’esprit critique. L’homme étonné se propose donc des explications simples en admettant que le contenu de sa croyance intègre des mystères que l’esprit humain ne peut saisir. Il résulte donc d’une telle attitude que l’étonnement peut soit procéder d’une faiblesse de jugement, soit donner lieu à une faiblesse de jugement. Mais tout le questionnement consiste à déterminer si l’étonnement peut se réduire à cette déficience. La question est précisément d’établir la véracité ou la fausseté d’une définition qui rapporte l’étonnement à une faiblesse de jugement. Existe-t-il par ailleurs un aspect positif de l’étonnement ?
Il est tout à fait légitime de s’interroger sur le fondement de la réflexion philosophique. Ne part-il pas de l’étonnement ? Pourquoi le jugement s’exercerait-il s’il n’y avait pas de problème à résoudre ? Qu’est ce qui sollicite le jugement si ce n’est le caractère problématique de certaines situations ? Le philosophe n’est-il pas l’homme qui s’étonne du monde, de son agencement et qui par suite refuse de céder à des pseudo-explications ? Assurément le philosophe entreprend sa réflexion pour élucider ce qui demeure dans les ténèbres de l’ignorance. Le philosophe dépasse le stade de l’étonnement et passe à celui de la réflexion. L’étonnement peut donc constituer le point de départ du jugement. La faculté de connaître, de comprendre est mobilisée dans une situation complexe ou originale. Or l’étonnement procède de l’originalité. A ce type de situation, deux comportements peuvent être adoptés : une inhibition du jugement ou une stimulation de l’esprit critique. Le dogmatisme se cristallise souvent sur la première démarche. Aux antipodes de cette approche, la démarche philosophique s’inscrit dans un attachement à la raison pour résoudre ou du moins tenter de trouver une solution sans recourir aux explications farfelues. Car l’homme ne peut se limiter au seul étonnement, il a besoin de comprendre, toute la difficulté tant le mode de compréhension. Aristote montre que « c’est l’étonnement qui poussa les premiers penseurs aux recherches philosophiques ». il démontre que l’étonnement témoigne de la reconnaissance de son ignorance. Les philosophes tentent donc d’échapper à l’ignorance dont l’étonnement est le symptôme. L’étonnement est donc considéré comme la base, le départ du travail philosophique. Or qu’est ce que philosopher si ce n’est exercer son jugement ? L’étonnement peut donc être perçu comme un jugement forcé ou encore comme une force de jugement. De même que la contre-performance pousse l’athlète à se dépasser, l’étonnement joue le rôle de stimulus dans l’exercice philosophique. D’ailleurs quelques cascades étymologiques permettent de mieux appréhender la question. Etonner dérive du latin attonarer qui vient du mot tonus signifiant tonnerre. Or nous savons que le tonnerre et la foudre étaient des phénomène que l’homme à l’état primitif ne comprenait pas et qu’il interprétait comme la colère divine. L’étonnement est donc dans un premier temps une faiblesse de jugement, car incapable de comprendre, l’homme se réfugie dans une explication dénuée de démarche philosophique. Mais faut-il s’arrêter là ? L’homme s’interroge et s’étonne, et c’est un tonus qui stimule son besoin de comprendre. L’étonnement est cette énergie, ce dynamisme qui affermit et revigore le jugement de l’homme.
Toutefois, on peut se demander d’où vient l’étonnement. L’étonnement ne présuppose-t-il pas lui-même un jugement ? En effet, la notion d’étonnement implique l’existence d’un jugement préalable dans l’esprit de la personne étonnée. Pour être étonné, ne faut-il pas avoir une idée erronée de l’objet donné ? Ainsi, l’étonnement est un signe de jugement, mais d’un faux jugement, d’un faible jugement. Mais, ce jugement se rapporte à une analyse erronée ou à une imagination en complète inadéquation avec la réalité. Ainsi, un élève étonné par les exigences des classes préparatoires, témoigne d’un jugement préconçu et d’une représentation inexacte de cette nouvelle ère. L’étonnement se rapporte ainsi au manque de familiarité. Quand nous voyageons pour découvrir d’autres civilisations, nous sommes souvent surpris de constater que ces hommes ne vivent pas selon la représentation que nous nous faisons d’eux. Il peut s’agir alors de constater le décalage entre nos préjugés, c’est-à-dire nos jugements faiblement fondés, et la nature réelle de ce qu’on juge. Parfois, cet étonnement s’explique par le fait qu’on rapporte le monde à soi, on réduit le monde à sa vision. L’étonnement constitue donc le fruit de cette vision égocentrique. D’ailleurs, cette question est d’une actualité perpétuelle. L’engouement à l’égard d’extraterrestres qui auraient une morphologie humaine procède d’un jugement qui interprète le monde, en l’occurrence d’autres formes de vie, à partir de soi. Suite à ce jugement préconçu se trouve un étonnement qui marque l’incompréhension entre sa vision et le réel : les Martiens n’existent pas ! Mais tout l’intérêt de l’étonnement est de dépasser cette première faiblesse de jugement dont procède l’étonnement et de consolider le jugement rationnel et objectif. Il faut également tirer la leçon de ne pas laisser libre cours à son imagination débordante. Les hommes croyaient que la terre était plate et ce fut l’étonnement de s’apercevoir du contraire. A la faiblesse du jugement premier doit succéder un étonnement et surtout un questionnement. Puis l’étonnement engendre un nouveau jugement basé non sur le préjugé mais sur la démarche réflexive. Et c’est à cette condition que l’étonnement devient une force de jugement. C’est par le dépassement de l’apparence et l’investissement dans le jugement qu’on a pu établir que la Terre était ronde. L’esprit géométrique qui présuppose l’appel au raisonnement rigoureux est à la base de cette découverte. Dans un sens plus général, c’est le jugement objectif qui doit prédominer.
L’histoire humaine nous montre que les découvertes sont précédées d’incompréhension, d’étonnement vis-à-vis de phénomènes non maîtrisés. L’étonnement figure ainsi à la base du jugement. Car la volonté de connaître procède de l’étonnement. En s’interrogeant sur le monde, l’homme exerce son jugement pour maîtriser le fonctionnement des choses.
Cyrille GODONOU Hypokhâgne B/L 1997