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Sujet
de Terminale S
Dissertation de
philosophie.
« Penser, c’est
dire non ». Alain.
Quel sens et quelle
valeur accordez vous à ce jugement ?
Face à l’ordre établi, à la publicité des médias et à la
pression sociale, nous cédons souvent à la facilité de donner notre assentiment
aux opinions communément admises, qui pourtant engagent l’avenir de la
communauté, sans pour autant prendre le
temps d’une réflexion indispensable sur ce qui pourrait, le cas échéant, les
justifier ou les démentir. S’il est clair que cette attitude est pour le moins
courante, elle n’en reste pas moins incompatible avec l’exigence de la raison.
C’est sans doute ce constat qui amène le philosophe Alain à affirmer que
« Penser, c’est dire non.»
Est-ce à dire pour autant, que quiconque prétendrait penser, se complairait alors dans la négation systématique ?
Pour les Latins, pensare signifiait
peser. Penser serait donc, d’un point du vue étymologique, apprécier le poids
d’une opinion, ou d’une théorie. Penser, c’est donc faire un travail
d’évaluation, au sens où l’on accorde ou non un crédit à un jugement donné.
Dans ce sens, penser consisterait à échafauder une réflexion propre dans le but
d’effectuer une arbitrage rationnel entre des choix
alternatifs.
Cette construction qu’est la pensée ne semble donc n’avoir
qu’un but : nous rapprocher de la vérité. Pourtant, les égarements de la
pensée sont chose courante. Il n’y a qu’à considérer la foule des déductions
sommaires et des propos péremptoires qu’on peut entendre par le truchement des
médias, pour s’apercevoir que les fruits de l’activité cérébrale humaine sont
rarement l’expression de la vérité. Le
chemin qui y conduit semble semé d’embûches, et l’esprit humain se perd sans
doute trop souvent dans ses méandres. Le premier piège c’est d’avoir
l’impression de penser, alors qu’on se contente d’adopter la pensée des autres.
Penser, ce n’est donc pas une chose facile, et demande du courage et de la
volonté. Volonté et courage que ne doit
pas connaître l’essentiel de nos congénères, lesquels renoncent à penser et
préfèrent se vautrer, sans raisonner, dans l’évidence d’un dogme, dont ils n’ont
même pas conscience qu’il leur est imposé.
Dans « Qu'est-ce que les Lumières ? » , Kant montre qu’il est moins exigeant, pour un esprit humain, de se laisser guider par d’autres, que de faire le pas de penser par lui-même. La paresse et la lâcheté expliquent que bien des d'hommes préfèrent renoncer à la souveraineté de leur pensée, et se soumettent trop volontiers au tutorat d’autrui. Ce refus de la maturité est commode, en ce qu’il épargne l’effort de la réflexion, mais dangereux, car il soumet définitivement l’individu aux exigences despotiques de son tuteur. Ce dernier ne manquera d’ailleurs pas de le persuader que toute tentative d’émancipation représenterait pour lui un grand danger. Enfermée dans un carcan de fausses vérités, la victime est à ce point manipulée, qu’elle a l’impression d’user encore de son libre arbitre. Cette tutelle est funeste pour Kant, qui exhorte l’homme à ne pas se réduire lui-même en esclavage, en déléguant son pouvoir de juger : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »
Le second piège est plus subtil, dans la mesure où il ne s’agit même plus d’être trompé par autrui, mais d’être leurré par son propre manque de lucidité. On ne peut prétendre penser, lorsqu’on se laisse guider par ses sens. Penser, c’est dire non à l’évidence de l’intuition.
Dans
le Ménon,
de Platon, Socrate explique à Ménon la cause de
l’erreur du jeune esclave, auquel il
demande de représenter un carré au sol, dont l’aire soit la double de
celle du carré que lui même a préalablement dessiné. Spontanément, l’esclave
répond qu’il faut doubler la longueur du côté – ce qui naturellement est faux,
puisque dans un tel cas, on quadruple l’aire, au lieu de la doubler – et ce
n’est qu’après un long travail de questionnement, que Socrate réussit à l’amener vers le bon résultat, à
savoir, construire le nouveau carré un utilisant comme côté la diagonale du
précédent. L’esclave n’a pas pensé, il s’est contenté de croire qu’il
connaissait la réponse, sans prendre le temps d’évaluer sa première intuition.
C’est le doute, et lui seul, qui lui a permis de progresser. L’accès à la
connaissance passe nécessairement par la remise en cause des préjugés. En ce
sens, penser, c’est dire non : non aux opinions, aux préjugés, aux idées
préconçues. Penser, c’est refuser d’admettre sans explication, refuser partout,
et tout le temps, ces évidences, dont on croit qu’elle n’ont besoin d’aucune
justification pour être communément admises.
Comme le souligne Montaigne dans ses Essais, « On me fait haïr les choses
vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles.» (Essais, III, 11
" Des boyteux ").
Le
mot grec « krinein » signifie juger. Le
concept de jugement s’assimile, dans ce cas, à celui de critique. Or critiquer,
n’est-ce pas s’opposer violemment à une idée ? En démonter l’inexactitude ou
la fausseté, en un mot, la rejeter ? En ce sens, penser, c’est dire non.
Ainsi, pour penser juste, faut-il souvent
brusquer ses contemporains, lutter contre l’inertie des esprits hostiles à
toute nouveauté et à tout changement, forcément perturbants. Peut-on dire pour
autant, que l’opposition – le fait de dire non – soit une condition suffisante
pour prétendre penser ?
On
ne peut prétendre sérieusement que l’opposition systématique soit une forme
intelligente de pensée. Si penser, c’est souvent dire non, il est des cas où
dire non, c’est objectivement refuser de penser. Le rejet systématique et sans
justification est tout aussi sujet à caution que l’acquiescement docile. La
grande difficulté de l’esprit humain, c’est de penser avec objectivité. Chaque être
humain a un vécu, qui lui est propre, et qui oriente ses conceptions du monde.
Il est regrettable, mais ô combien fréquent, que nous manquions de discernement
dans nos prises de position, influencés que nous sommes par ce que nous avons
vécu par le passé. Le farouche rejet de la religion du pharmacien Homais, dans Madame Bovary de Flaubert, et sa
vénération quasi mystique de la science et du progrès font de lui en être
obtus, borné, et étroit d’esprit, alors que c’est au nom même de l’ouverture
d’esprit qu’il prétend s’opposer à la religion et à son influence sur ses
contemporains. Homais s’oppose, certes, mais de manière épidermique, et non
réfléchie. Son rapport à la religion est passionnel, et son rejet ne peut être
considéré comme pensé, mais senti. Flaubert a d’ailleurs fort bien étudié ces
mécanismes qui entraînent l’esprit humain à se complaire dans la bêtise. Pour
penser, il ne faut donc pas seulement contester, mais le faire à bon
escient, en connaissance de cause, et
pouvoir justifier son opposition. Quoi de plus agaçant que ces discours
militants, appris par cœur, et récités à chaque occasion, qui pour s’opposer
n’ont que des justifications doctrinaires et des arguments coupés de toute
réalité tangible ?
Cette
complaisance dans la négation est incarnée par la figure du sceptique. Le
sceptique oppose son doute à toute tentative de justification, et refuse chaque
argument sous prétexte qu’on ne peut accéder à aucune certitude. Partir de ce
postulat constitue tout simplement le refus d’une échappatoire à l’ignorance.
En effet, dés lors qu’aucune certitude n’est accessible, on compromet l’idée
même de pensée rationnelle, qui doit permettre d’accéder à la vérité. A ce
titre, notre époque est marquée par un courant de pensée, qui tend à prouver
qu’en matière de morale, il n’existe pas de vérité universelle, mais qu’il
existe différentes morales, chacune fonction de sa culture propre. Cette forme
de négation, systématique, est foncièrement destructrice, dans la mesure où
elle inhibe toute velléité de dégager des principes moraux universels. Or,
Kant, dans Fondements de la
Métaphysique des mœurs, montre que la raison fonde objectivement la
moralité, laquelle est définie par le désintérêt et l’absence d’affect de
pitié. C’est dire que le scepticisme à cet égard compromet l’idée même de
moralité, car dès lors que les morales sont relatives, on peut substituer l’une
à l’autre, et donc il n’y a plus de morale. La morale au sens kantien est
dictée par la raison, donc, refuser cette morale, c’est interdire à sa raison
de s’exprimer.
Dans ce cas précis, dire non, ce n’est pas penser ; dire non, c’est nier l’existence d’une possible vérité, et donc tout cheminement intellectuel qui viserait à la découvrir. Nier l’existence de la solution d’un problème, c’est s’empêcher volontairement d’avoir une quelconque chance de pouvoir le régler. Or, s’il advenait qu’on se fut trompé, et qu’effectivement une solution existât, on eût gâché un temps précieux, qui eût été plus utile à la recherche. Dans ce cas, dire non, c’est s’astreindre à ne pas penser.
D’autre
part, penser, ce peut être aussi dire oui. Penser, cela peut consister en une
franche prise de position en faveur d’une théorie. Peut-on prétendre que
l’astrophysicien qui accepte la théorie du big-bang que
ses prédécesseurs ont échafaudée refuse de penser ? Ce serait
ridicule, et injuste. Contrairement à ce qui se passe couramment en matière
d’opinions, le scientifique prend la peine de vérifier le cheminement qui a
permis de formuler les théories. C’est en quelque sorte son apprentissage. En
science, il n’y a point de soumission, et l’honnêteté intellectuelle est
parfaite : tout ce qui est admis au départ, postulat ou hypothèse, peut
légitimement être remis en cause, s’il s’avère qu’un fait tangible vient
contrarier ne serait-ce qu’une seule de ses conséquences logiques… Le
scientifique pense donc, au sens où il construit lui-même sa connaissance, sûr
des vérités que d’autres ont rationnellement démontrées, et vigilant à ce que
les nouvelles observations ne nient en rien la cohérence de l’ensemble, faute
de quoi il tentera de construire une théorie plus vaste qui prendra en compte
ces nouveaux faits.
Il
n’y a donc pas d’opposition fondamentale entre le fait de penser, et celui
d’accepter, pas plus qu’il n’y a de lien consubstantiel avec celui de nier.
Penser, ce n’est donc, ni toujours dire oui, ni toujours dire non, mais savoir
quand dire l’un ou l’autre, et surtout pouvoir s’en justifier. Penser, c’est
donc être convaincu, au sens pascalien du terme, c’est à dire conscient de la
vérité, parce qu’elle s’impose par l’entremise de la raison, et non parce qu’elle résulte d’une
attitude hétéronome. Telle est la vocation de l’éducateur, qui tente de suivre
l’évolution, qui du cocon de l’aveugle obéissance enfantine, via la chrysalide
de la révolte adolescente, aboutira à l’envol de l’adulte responsable et
autonome, vers sa destinée d’homme libre. Sa liberté ne sera effective qu’à
partir du moment où, sûr de lui-même, il saura comment penser, c’est à dire
pourquoi adhérer, ou pourquoi réfuter.
Cyrille
(Hypokhâgne et Khâgne lettres et sciences sociales, ENSAI) et Thomas (Maths
supérieures et Maths spéciales, ENSAI)
Rédigé en
2002