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Sujet de Maîtrise de droit public

 

 

 

Commentaire d’arrêt du Conseil d’Etat du 10 mai 1974 Dénoyez et Chorques

 

 

Introduction

 

            Garant de l’égalité devant le service public, le Conseil d’Etat (CE) répond par cet arrêt du 10 mai 1974 aux sieurs Denoyez et Chorques. Par sa décision du 3 juin le préfet de la Charente Maritime a refusé d’une part de faire bénéficier, au premier, du tarif appliqué aux habitants de l’Ile de Ré par la régie départementale des passages d’eau et d’autre part, de lui restituer le trop-perçu depuis 1964 et enfin d’abroger le tarif des cartes en vigueur depuis 1972. Par sa décision du 7juin 1972, ledit préfet a rejeté la demande du sieur Chorques portant sur le bénéfice du tarif appliqué par ladite régie départementale. Or le tribunal administratif de Poitiers a rejeté leur demande. Les requérants s’adressent au CE dans un contentieux de la légalité de la décision arguant de la rupture de l’égalité devant le service public. En effet, tous deux propriétaires à l’Ile de Ré de résidences de vacances, il leur semble illégal de ne pas bénéficier du même tarif que les autres résidents de l’Ile. Au pire soutiennent-ils, ils devraient bénéficier du tarif préférentiel des habitants de Charente-Maritime.

 

            La question juridique soulevée est relative à l’égalité devant le service public. Il s’agit d’apprécier dans quelle mesure la différence de situation entre usagers justifie ou non des tarifications différentes. Ce problème juridique a deux corollaires. D’une part, il convient de vérifier la légalité d’une tarification préférentielle au profit des habitants de Charente-Maritime par rapport à ceux du continent, légalité nécessaire aux prétentions des requérants qui veulent en bénéficier. D’autre part, le fait de ne pas résider de façon permanente à un endroit, en l’espèce, l’Ile de Ré, donne-t-il les mêmes droits de tarification qu’aux résidents permanents.

           

            La solution juridique du CE, est d’admettre qu’une tarification différente peut être appliquée à des catégories différentes d’usagers. Ce faisant, la tarification préférentielle des habitants de l’Ile de Ré est reconnue. En revanche, le CE rejette la tarification dont bénéficient les habitants de Charente-Maritime. Le CE rejette la demande des requérants au motif que le seul fait de disposer d’une résidence d’agrément ne répond pas aux conditions de différences appréciables avec les autres usagers résidant hors de l’Ile de Ré d’une part et à l’intérêt général d’autre part en l’absence de législation.

 

            Le CE procède donc à un traditionnel contrôle de légalité sans laquelle les requêtes ne peuvent être fondées (I), puis il explicite les raisons qui justifient ou non une différence de tarification (II).

 

I) Les demandes…

 

A) Un contrôle…

 

1) Contrôle externe

 

            Le contrôle externe est relatif à la présentation à la présentation de l’acte administratif : d’une part la compétence de l’auteur, d’autre part les conditions de forme et de procédure. En l’espèce, il s’agit de s’assurer que la tarification s’est effectuée en conformité avec ces règles.

 

            Très tôt le juge administratif a sanctionné l’incompétence dans sa jurisprudence. (CE 28 mars 1807 Dupuy Briace). Or ici ni l’incompétence matérielle, ni l’incompétence territoriale, ni l’incompétence matérielle ne sont soulevées. En effet, l’article 3132-2 du CGCT dispose que le produit des droits de péage des bacs fait partie des recettes non fiscales du département. Autrement dit, il ne peut y avoir de contestation sur la compétence de la régie départementale. L’article 3132-1 du CGCG confère au préfet un contrôle de légalité sur le Conseil général. En 1974, soit avant les lois de décentralisation de 1982, le préfet avait pleine compétence pour les affaires départementales. C’est donc vers lui que se sont naturellement tournés les requérants. Par conséquent, le juge administratif ne peut censurer aucune incompétence du fait de la légalité. Il faut noter qu’il n’hésite pas à le faire y compris dans des cas ambigus (CE 26 juin 2000Autorité de régulation des télécommunications).

 

            En ce qui concerne la procédure, le préfet peut voir sa décision annulée, s’il use d’une mauvaise procédure au regard des buts poursuivis et ce même si ladite procédure existe dans le cadre de ses compétences (CE 24 juin 1960 Frampar). En l’espèce, ni le juge administratif, ni les demandeurs ne contestent la procédure.

 

            Il s’ensuit que la légalité externe est respectée car les conditions de forme sont aussi remplies.

 

2) Contrôle interne

 

            La légalité interne désigne l’ensemble des règles relatives au contenu interne de l’acte administratif : d’une part, il ne faut pas qu’il y ait de détournement de pouvoir, d’autre part motifs de fait et de droit doivent être conformes.

 

            Il faut s’assurer que la mission assignée au préfet ne se réalise pas dans une intention distincte du but initial (CE 26 novembre 1875 Pariset). Or ici il n’apparaît pas que le préfet recherchait un intérêt privé via ces tarifications (CE 14 mars 1934 Rault)) non accordés aux sieurs Noyez et Chorques. L’intérêt public n’est pas différent de celui prévu (CE 20 mars 1953 Bluteau). Il n’est pas question de refuser l’autorité de la chose jugée (CE 13 juillet 1962 Bréart de Boisange) puisqu’au contraire le Tribunal administratif de Poitiers a confirmé sa décision. Le détournement de pouvoir est donc écarté.

             

            En revanche, les motifs de fait et de droit sont davantage controversés. Il est vrai que l’exactitude matérielle des faits que le juge administratif contrôle depuis l’arrêt Camino du 14 janvier 1916 n’est pas contesté par les parties.

           

            Toutefois, le juge administratif soulève une question relative à la qualification juridique des faits : « qu’il existe entre les usagers des différence de situation appréciables ». L’habitude d’aller au-delà de la simple vérification du raisonnement juridique de l’administration en contrôlant la pertinence de la qualification, n’est pas nouvelle. Dès le 4 avril 1904, l’arrêt Gomel donnait naissance à ce contrôle en se demandant si la place Beauvau était une perspective monumentale au sens de l’article 118 de la loi du 31 juillet 1911. Dans l’arrêt Denoyez et Chorques, une problématique semblable est posée puisqu’il s’agit d’apprécier les différences de situations entre les requérants, les habitants de l’Ile de Ré, ceux de la Charente-Maritime et ceux du continent.

           

            La subjectivisation de la jurisprudence s’est poursuivie après l’arrêt Gomel. Le 19 mai 1933 dans l’arrêt Benjamin, le juge opérait un contrôle de proportionnalité. Le 28 mai 1971 dans l’arrêt Ville nouvelle Est, la théorie du bilan est appliquée. L’évolution vers un contrôle maximum dans certains domaines est donc amorcée.

 

            En ce qui concerne les motifs de droit, la demande des requérants tend à indiquer une éventuelle violation d’un principe général du droit, à savoir l’égalité devant le service public. Le CE a consacré ce principe lors de l’arrêt Société des concerts du conservatoire le 9 mars 1951. Les requérants peuvent donc contester la décision du préfet au motif que ce principe n’a pas été respecté à leurs dépens.

 

B) Un double refus…

 

            D’une part, un refus sur une distinction illégale est avérée. D’autre part, un refus sur une distinction légale est avancé.

 

1) Refus sur une distinction illégale

 

Il est impossible de s’appuyer sur une distinction illégale pour fonder une demande. Par conséquent, le remboursement du trop perçu perd tout fondement dès lors que la différence de tarification entre la Charente-Maritime et le reste du territoire à l’exception de l’Ile de Ré n’est pas reconnue par le juge administratif.

En effet, le CE avait reconnu que l’administration ne pouvait retirer un acte illégal créateur de droit (CE 3 novembre 1922 Dame Cachet) en dehors du délai de recours pour excès de pouvoir. Ici, ce délai ne semble pas passer d’une part et contrairement à Dame Cachet les demandeurs ne subissent pas un retrait d’un droit acquis d’autre part. Au contraire, ils estent en justice pour l’acquérir.

De toutes évidences, le CE ne considère pas qu’il existe une différence de situation appréciable entre les habitants de Charente-Maritime et ceux du continent. Les requérants ne peuvent donc s’appuyer sur cet argument.

 

 

2) Refus sur une distinction légale

 

Le juge administratif confirme la légalité de la distinction entre habitants de l’Ile de Ré et les autres. Il confirme que les intéressés ne résidant pas dans l’Ile de Ré de façon permanente, ne sont pas susceptibles de bénéficier d’une même tarification que les autres. La distinction entre résidents permanents et résidents de vacances est donc légale. Ce type de distinction sera poursuivie dans la jurisprudence notamment entre enfants résidents dans une commune et les autres pour la tarification d’une cantine scolaire (CE 5 octobre 1984 Commissaire de le République de l’Ariège).

 

II) L’accès au service public doit être égal mais pas uniforme

 

Dans un premier temps, la catégorie d’usager peut déterminer une tarification différente. Dans un second temps, des choix jurisprudentiels sont à souligner.

 

A) La catégorie d’usagers

 

D’un côté, une tarification toujours identique entre usagers d’une même catégorie. De l’autre, une tarification parfois entre usagers de catégories différentes.

 

1) Tarification identique entre usagers

 

Le principe d’égalité est une valeur affirmée et réaffirmée dans les normes juridiques de la République française. L’article premier de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». L’article 6, réaffirme l’égalité des citoyens devant la loi. L’article 13 stipule que la contribution commune pour l’entretien des dépenses doit être également répartie entre les citoyens en raison de leurs facultés. Le principe d’égalité fait même partie de la devise française.

            La jurisprudence du CE rappelle ce principe à maintes reprises. L’égalité devant les charges publiques est consacrée faute de quoi l’intéressé doit être indemnisé (CE 30 novembre 1923 Couitéas). L’égalité des usagers du service public est prônée dès 1938 (CE 1er avril 1938 société l’alcool dénaturé). L’égalité devant l’impôt est consacrée (CE 4 février 1944 Guiyesse). L’égalité devant la réglementation économique est assurée (CE 26 octobre 1949 Ansar). Les candidats à un concours sont égaux (CE 19 octobre 1960 Beaufort). L’accès à un grade universitaire doit être égal (CE 28 septembre 1962 Jourde et Maleville). Les fonctionnaires appartenant à un même corps sont égaux (CE 21 juillet 1972 Union interfédérale des syndicats de la préfecture de police et de la sûreté nationale). Ainsi, ne peut-il y avoir de différence de traitement entre deux usagers se trouvant dans des situations identiques : une stricte égalité s’applique.

 

Le juge a rejeté des critères de distinction non pertinents. Ainsi, une différence de droits d’inscription entre anciens et nouveaux élèves d’une école de musique est discriminatoire (CE 2 décembre 1987 Commune de Romainville). Une disproportion manifeste dans le traitement des bénéficiaires d’APL et d’ALF pour obtenir l’aide  juridictionnelle est censurée.

 

            Il résulte de la jurisprudence qu’une différence de traitement entre les sieurs Denoyez et Chorques auraient été naturellement censurée. En revanche, des différences de tarifications  sont envisageables dès lors qu’on a affaire à des catégories différentes d’usagers.

 

2) Tarification différente  entre catégories

 

Trois justifications légales peuvent être apportées à des différences de tarifications :la loi, l’intérêt général ou des différences de situation appréciables. En l’espèce, aucune disposition législative ne peut être invoquée au profit des protagonistes. L’intérêt général non plus ne peut être une raison valable. Il reste donc l’argument des différences appréciables entre les intéressés et ceux du continent.

 

Or il n’est pas toujours évident d’apprécier quelles différences justifient un traitement différent. La suite de la jurisprudence l’illustre. Par exemple, des traitements particuliers aux DOM ont été admis par le CE sur un régime de matériaux de construction différents de la métropole (CE 1er juillet 1981 Centre patronal d’action professionnelle) sur des modalités particulières du droit de vote (CE 9 février 1983 Esdras et autres ). En revanche, le juge a refusé d’admettre un régime d’épreuves différentes pour le concours d’inspecteurs des douanes (CE 14 décembre 1981 Huet).

 

Suivant sa jurisprudence (CE 20 novembre 1964 Ville de Nanterre), le juge tient compte de la situation particulière des requérants : l’agrément ne peut justifier un tarif préférentiel. Il faut noter que l’existence de situations différentes n’implique pas d’édicter des règles différenciées (CE 28 mars 1997 Baxter)

 

B) Les choix jurisprudentiels du juge

 

Le juge considère  que le fait de se rendre à l’Ile de Ré par agrément et non par nécessité ne donne pas droit à un tarif moindre pour l’usage du bac. La participation financière du département Charente Maritime ne donne pas droit à un tarif préférentiel.

 

1) L’agrément : un mauvais argument

 

Le tarif préférentiel se justifie donc au regard d’une différence  appréciable qui « pénalise » des personnes dans la nécessité d’user d’un service public. C’est pourquoi, le juge a admis une différence de tarification de cantine scolaire entre les élèves domiciliés dans une commune et les autres (CE 5 octobre 1984 Commissaire de la République de l’Ariège).

            Au moins, faut-il que les bénéficiaires de la tarification soient à la recherche d’un service culturel comme la musique où des tarifications en fonction des ressources familiales ont été admises (CE 29 décembre 1997 Commune de Gennevilliers) et qu’ils soient modestes économiquement. La possession d’une résidence de vacances ne va pas dans ce sens.

            Sans doute faudra-t-il que le juge définisse une jurisprudence plus claire sur l’aspect d’un usage d’un service public par agrément.

 

2) Le cofinancement : un argument insuffisant

 

Il n’est pas possible d’envisager qu les contribuables ayant participé davantage du fait de leurs moyens ou de leur situation, puissent-être traitées différemment. Le principe même du service public s’en trouverait violé. Peut-on imaginer qu’une zone de territoire qui contribue plus que les autres aux finances publiques de l’Etat bénéfice de tarif moindre dans l’accès aux services publics alors même que la République a rejeté le régime censitaire depuis plus d’un demi-siècle et demi ? En tous les cas, le CE a écarté cette possibilité.

 

 

 

           

 

                                                                                                          Cyrille

                                                                                                          Maîtrise de droit public

                                                                                                          Novembre 2004

                       

 

 

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